Lors de ma première rencontre avec les Babineaux, je
m’efforçais de connaître assez de français pour pouvoir
demander où étaient les toilettes. A mon arrivée à Paris je
possédais moins de cent mots dans le langage de mes
ancêtres. J’avais mémorisé des phrases-clés comme :”Je suis
très heureuse de faire votre connaissance” et “Quelle heure
est-il? Je savais comment dire :”Je m’appelle Louisa” et
compter jusque vingt ou dire à quelqu’un que j’avais faim.
J’avais trente ans et mon niveau de français était celui
d’un jeune enfant désorienté, sentiment modéré par
l’optimisme infondé d’une Américaine à l’étranger pour la
première fois.
Je débarquai de ce premier vol outremer sur le tapis
usé de la passerelle de l’aéroport, un bon matin de
février. Je pense que je m’attendais à quelque chose de
grandiose, un hall de miroirs brillants et modernes à
l’image de la France de mon imagination mais c’était avant
les rénovations de Charles de Gaulle. L’endroit était sale
et éclairé de ce genre de lumières fluorescentes qui
donnent à tous l’air fatigué ou en colère. A l’extérieur du
terminal c’était brumeux et froid, l’air avait l’odeur des
villes en hiver : celle de moisi, de graillon et de gazole.
Rien de très romantique.
Mme Babineaux, qui avait sûrement mieux à faire, était venue à ma rencontre à la porte de débarquement. Immédiatement je ressentis la chaleur de sa gentillesse. Je déroulais mes phrases. “Je suis très heureuse de faire votre connaissance”, entonnai-je avec soin. Elle sourit et approuva de la tête m’assurant qu’elle aussi était ravie de faire ma connaissance. Après une pause :“Quelle heure est- il” demandai-je malgré la présence d’une large horloge sur le mur près de nous. Elle pointa l’horloge de la tête, toujours en souriant. Mes limites devenaient évidentes. Heureusement, Hollandaise ayant eu à apprendre le français comme deuxième langue, elle était encline à la patience.
J’étais si hagarde que j’en oubliai de consulter mon
livre pour pouvoir demander où se trouvaient les toilettes.
Bientôt ce fut trop tard. Mme Babineaux me dirigeait
rapidement vers la réclamation des bagages puis au parking
où la voiture familiale nous attendait. En moins de vingt
minutes nous avions quitté Paris en direction de Jouy-en-
Josas. Après mon vol de nuit j’étais dans le brouillard. La
lumière grise de ce jour d’hiver semblait aveuglante.
Malgré tout j’essayai de converser. Je répétai à Madame
combien j’étais heureuse de la rencontrer et quand cela
sembla de la redite je demandai l’heure. A la troisième
itération elle prit gentiment le contrôle de la
conversation. Elle se mit à décrire lentement, dans un
français simple, que malgré tout je trouvais
incompréhensible, les villes et fermes qui défilaient sous
nos yeux derrière les vitres.
Nous arrivâmes en moins d’une heure à Jouy-en-Josas,
banlieue au sud-est de Paris, à environ cinq kilomètres de
Versailles. Quand les Américains pensent “banlieue”, ils
imaginent des maisons mornes et des étendues de pelouses
traitées chimiquement entre des descentes de garages toutes
identiques. Jouy-en-Josas remontait à mille ans et, quoique
beaucoup de ses demeures fussent bien plus récentes, elle
gardait un air pastoral. La ville était connue pour ses
toiles de Jouy, tissus imprimés de scènes champêtres,
familles heureuses, animaux et champs. Les vaches avaient
fait place à des chats dodus et les bergers à des hommes
d’affaire influents, mais les gens connaissaient toujours
leurs voisins et souriaient à l’ombre d’arbres centenaires.
En franchissant le portail du jardin, j’eus l’impression d’une gloire somnolente. La maison était ancrée dans les vagues givrées de la colline comme un bateau et les branches dégarnies des buissons et des arbres aux alentours gonflaient avec une précision sculpturale dans l’air froid. C’était toujours l’hiver et rien ne fleurissait mais la maison semblait pleine d’espoir comm si elle attendait pour embarquer dans quelque grand voyage.
La porte principale s’ouvrit et Monsieur Babineaux apparut
en contre-jour dans une chaude lumière. Comment savait-il
que nous arrivions, je ne le sais. Pas de jappements ni de
téléphones cellulaires, encore inexistants..., peut-être
avait-il calculé notre arrivée à l’ancienne, selon la
distance et la vitesse. C’était un homme grand qui
emplissait de sa présence lumineuse la petite embrasure de
porte. Un journal et une paire de lunettes pendaient de sa
main, et il souriait. J’eus l’impression, que souvent j’ai
eue en sa présence, qu’il était ravi de laisser tomber ce
qu’il faisait et s’appliquait à me faire me sentir chez
moi. J’étais comme Frodo rencontrant Tom Bombaldi dans “The Fellowship of the Ring”.
Monsieur Babineaux salua son épouse et échangea avec elle quelques phrases rapides. Puis il se tourna vers moi et me
parla lentement. Je n’avais qu’une vague idée de ce dont il
parlait. Le manque de sommeil et les efforts linguistiques
des deux dernières heures avaient plus encore limité mon
répertoire. A sa gentille expression je déduisis que sa
question portait sur mon bien-être, mais tout ce que je pus
rassembler en fait de réponse fut:“Je m’appelle Louisa”. Il
regarda sa femme et, sans plus de commentaires, ils me
poussèrent à l’intérieur de la maison.
Nous franchîmes l’entrée basse et voûtée dont le
couloir menait à la salle-à-manger, aux pièces d’habitation
et à une cuisine carrelée avec une cuisinière énorme et un
billot de boucher en son centre. Ne doutant pas qu’une
sieste améliorerait mon français, ils me conduisirent à la
chambre d’amis qui se trouvait à l’étage. Il y avait un lit
double avec un duvet pour conjurer le froid de l’hiver
ainsi qu’une magnifique armoire décorée de roses et de
lierre qui, je l’appris plus tard, avaient été peints par
l’aînée des filles Babineaux, Chantal. A ma grande
satisfaction, il y avait aussi des toilettes. Madame Babineaux
ferma les volets de chêne et me laissa seule pour que je m
repose. Je n’étais pas sûre de la couleur de la chambre,
était-elle bleu pâle, peut-être était-ce une illusion due à
la fatigue, mais juste avant de m’endormir, je me souviens
avoir pensé que le plafond bas en pente ressemblait au
paradis.
Je me réveillai au bout de plusieurs heures, me sentant
plus vivante et plus humaine. C’était presque l’heure du
dîner et des senteurs incroyables montaient de la cuisine.
J’ouvris les volets pour laisser entrer la lumière du
crépuscule et empruntai les escaliers étroits pour me
rendre en bas. J’ai de mon premier dîner des souvenirs
impérissables: Madame Babineaux aux fourneaux, ses jolies
filles Jeanne, Catherine, Claudia et Chantal l’aidant tout
en papotant, une troupe de petits-enfants galopant et
Monsieur Babineaux émergeant de quelque endroit mystérieux de la maison, des bouteilles de vin à la main. Je ne dis pas
grand chose et ça n’avait pas d’importance. Le cours de la
conversation était enjoué et bruyant et je me contentai de
le laisser flotter autour de moi.
J’appris vite des expressions et mots nouveaux.
J’entendis “bateau” quand Robert Babineaux me montra ceux
qu’il construisait avec ses petits-fils et qu’ils
mettraient à l’eau sur les grandes pièces d’eau des parcs à
Paris ou à Versailles. Bientôt ce fut le moment de
s’asseoir autour de l’imposante table de la salle-à-manger
pour déguster un gratin de fruits de mer présenté dans des
coquilles Saint Jacques et de boire du Vouvray dans des
verres anciens. J’appris “A table” et “Passez-moi le sel,
s’il vous plaît”, le son des prières en français et
l’expression de ces nouveaux visages dans la douce lumière
baignant la salle. Plus important peut-être, j’appris que
ce langage me viendrait du vécu plus que des exercices
grammaticaux, que les mots et les phrases enchâssés dans
des souvenirs fluides resteraient avec moi pour le reste de
ma vie. Comme des vagues mouvantes accrochant la lumière à la surface d’un lac, ces scènes et syllabes s’amplifiaient
et agissaient l’une sur l’autre. Les flots de compréhension
qui en résultaient étaient lumineux et souvent peu agités,
leur formation en flux constant.
***********************
Fait ennuyeux, j’avais toujours à apprendre mes
conjugaisons. Après la fin de semaine, je partis pour Paris
afin de suivre des cours intensifs à l’Alliance Française.
Les Babineauxs m’installèrent dans le petit appartement
parisien d’une amie de la famille, Xanda, à un
sixième sans ascenseur comme c’est souvent le cas pour
nombre d’immeubles anciens à Paris.
A cette époque de l’année, la vue de la fenêtre de
façade était un peu déprimante avec ses jardinières vides
qui avaient dû être fleuries un jour, et l’océan gris des
toits en ardoises. L’intérieur par contre était moderne et
aussi charmant que Xanda elle-même. Ma nouvelle colocataire parlait à la perfection plusieurs langues dont l’anglais. Elle en possédait quatre et planchait sur sa cinquième, l’allemand. Il fut cependant convenu que seul le français serait de mise afin d’améliorer le procédé d’acquisition de la langue par immersion totale.
L’immersion me fit d’abord l’effet d’une noyade. Je
m’enfonçais dans les rues, haletant des phrases
embrouillées aux élégants résidents. Heureusement ma
nouvelle compagne trouvait mes efforts assez drôles et
m’adopta comme une sorte de petite soeur, me parlant avec
soin comme on le ferait à un enfant qui ne sait ce qui se
passe. Nos conversations menèrent à de fréquentes
surprises:
Xanda (marquant une pause entre chaque mot): “As - tu
-aimé - ton - dîner?”
Moi (ravie de comprendre sa question) : “Oui!”
Xanda (inquisitrice): “Que voudrais-tu comme dessert?”
Moi (après soigneuse considération): “Une pomme de
terre.”
Xanda (s’efforçant sans succès de garder son sérieux):
“Vraiment?”
“Une pomme, clarifiai-je, pas de terre.”
J’en vins à accepter que mes tâtonnements langagiers
seraient la règle et non l’exception, particulièrement
quand on en venait aux phrases sournoises à double-entente,
la plupart à connotations sexuelles, que les Français
trouvent hilarantes. Un épisode mémorable eut lieu quand
mon fiancé , francophone, vint me rendre visite, portant à
chaque main une valise de poids égal. “Il est bien
balancé”, entonnai-je fièrement. Tous éclatèrent de rire.
Je tentai rapidement de corriger mon erreur disant que non
il n’était pas “bien balancé”, mais cela n’eut comme
résultat que de les faire rire encore plus fort.
Apparemment cette expression ne signifiait pas que la
personne était “bien balancée” mais parlait d’attributs
plus intimes.
Malgré les échecs linguistiques quotidiens, grâce à
l’oeil vigilant de Xanda, je réussis à naviguer deux
semaines entières dans la Ville des Lumières. Je mémorisai
la route de l’appartement de Xanda près du jardin du
Luxembourg à l’alliance Française Boulevard Raspail.
J’appris à compter l’argent et à faire les courses. Je
blessai régulièrement la fierté des habitants de cette
célèbre cité mais trouvai qu’être une jeune femme à
l’accent incertain ça aidait. J’avais appris l’espagnol
avant le français et cela affectait ma prononciation. “D’où
venez-vous ? D’Espagne ?” me demanda une femme dans un parc. “Etes-vous arménienne ?” Il y avait dans cette brume
linguistique un bon côté. Les Parisiens ne présumaient pas
que j’étais américaine ainsi tout le monde me parlait en
français. Je capitalisais sur cette méprise pour parler à
chaque malheureux Français que je pouvais coincer. Je
demandai à Xanda et à ma professeur de l’Alliance
Française, Madame Durand, de développer un arsenal de
phrases courtes, grammaticalement correctes, que je
pratiquais chaque soir. J’utilisais ces phrases pour
initier les conversations. Quand j’étais à bout de sujets,
j’inventais une raison pour m’esquiver. J’avais également
mémorisé une série d’excuses comme: “J’ai des médicaments à prendre”, ou “Je dois partir, mon chat est malade.” A mes
yeux mieux valait disparaître que de révéler ma nationalité, être une américaine ignorante me semblait être
le pire à Paris.
Cette stratégie malhonnête m’a également permis de
déambuler dans la ville sans problème. Je l’utilisais pour
trouver les stations de métro, les parcs et les musées.
Elle était simple: aborder quelqu’un, demander mon chemin
et suivre la réponse rapide de mon mieux, attentive aux
gestes des mains et à leur direction. Je remerciais puis me
dirigeais dans la direction indiquée. Au premier coin de
rue, je m’assurais que mon bienfaiteur était hors de vue,
puis reposais la même question à une autre personne. Cette
méthode de navigation était un peu lente et peu sincère
mais elle m’aidait à me déplacer par moi-même. Quand Xanda eut vent de ma stratégie, elle eut un large sourire et me dit, le regard brillant: “Très ingénieux”, “bientôt tu
n’auras plus besoin de moi.”
Et pourtant tout le monde a besoin de véritables amis.
Au fur et à mesure de mes progrès mes relations
s’approfondissaient. Après trois semaines environ Xanda
m’invita à me rendre pour la fin de semaine dans sa famille
qui possédait une ferme à la campagne. Peut-être avais-je
fait des progrès ou l’idée de me laisser seule dans son
appartement parisien l’angoissait-elle. Quelle qu’en fût la
raison, j’étais enchantée. C’était la première fois qu’une
Française (en réalité une Hollandaise francophone) se
portait volontaire pour passer du temps avec moi (plutôt
que de se voir acculée sur un banc public). Nous aurions
une journée pour monter à cheval dans la Fôret de
Fontainebleau avec le père de Xanda, son frère et sa soeur.
En grandissant j’avais dans notre ferme monté une série de
poneys mal entrainés et têtus, et j’adorais les chevaux.
Finalement me dis-je, voilà quelque chose à quoi je suis
bonne.
Il fut décidé que je monterais avec le frère de Xanda,
Oskar, écuyer expérimenté. Nos montures s’appelaient
Capitaine (la sienne) et Belladone (la mienne). Ils avaient
peut-être pensé que si j’étais aussi mauvaise en équitation
que je ne l’étais dans le maniement du genre des noms,
Oskar serait le plus propre à m’aider. Je lui souriai
poliment. “Pas besoin d’aide”, pensai-je avec suffisance.
J’avais hâte de montrer mon savoir-faire.
L’idée que ce pourrait être une randonnée difficile eût
dû m’effleurer l’esprit puisque mon coursier tenait son nom
d’une plante vénéneuse. Au moins le déclic eût dû se
produire à la vue de sa martingale, courroie utilisée pour
contrôler les chevaux avant leur complet dressage. Quoi
qu’il en fût, j’étais si excitée à l’idée de monter à
cheval que j’ignorai ces signes inquiétants, tout comme
l’expression belliqueuse dans les yeux de Belladone. Et
nous voilà partis.
Je me sentais libre et pleine de vie. Je chevauchais
dans une forêt fabuleuse une monture lustrée comme
l’avaient fait avant moi les rois et reines de France.
Malheureusement Belladone fit vite comprendre que lui aussi
était libre et plein de vie. Dès que nous fûmes hors de vue
du reste du groupe, nous nous mîmes tranquillement au petit
galop sur un sentier forestier. Belladone avait d’autres
idées en tête, dans la mesure où un animal de 600 kilos
avec un petit cerveau pût en avoir. Tout à coup par quelque
accord secret Capitaine et lui tournèrent brusquement vers
la gauche et partirent comme l’éclair loin du sentier. Ils
se mirent au grand galop, la queue haute, fonçant à toute
allure en plein bois sans faire attention.
Je suis bonne écuyère et le frère de Xanda était un
expert mais nous n’étions pas à la hauteur de la
détermination folle de nos montures. Nous tirions de toutes
nos forces sur les rênes mais ça semblait les faire aller
encore plus vite. Il était impossible de rester droit, ce
qui aurait permis de contrôler les animaux plus facilement,
mais ils allaient à toute pompe à travers une forêt dense.
Je restais collée au cou de Belladone pour éviter d’être
balayée par une branche basse. Tout ce que je pouvais faire
était de tenir bon.
Oskar hurlait à Capitaine qui n’écoutait pas. “Merde,
merde, merde!”. Les cris résonnaient en échos à travers les
branches derrière moi, ponctués d’un bruit assourdi chaque
fois que Capitaine le balayait d’une branche d’arbre.
Finalement je réussis à tirer la tête de Belladone vers le
côté, à l’aide de ma bride droite, et de ralentir l’allure.
Qu’on soit homme ou cheval, il est dur de courir à plat
ventre ou la tête tournée. En quelques mètres Capitaine
s’arrêta aussi. Oskar et moi nous regardâmes, le souffle
court. “Merde”, murmura-t-il. “Oui” réussis-je à dire.
Belladone me regardait de côté. Il n’avait pas l’air
désolé, seulement surpris de me voir encore sur son dos. La
balance de pouvoir était cependant sur le point de
basculer. Il y a un moment dans la relation écuyer-cheval
où les deux déterminent qui a le contrôle. Belladone avait
gagné le premier round mais je ne m’étais pas fait la main
avec des shetlands rétifs pour rien. Nous nous dévisageâmes
et il détourna le regard le premier. “Bastard” murmurai-je,
un de ces mots anglais utile qui signifie plus ou moins le
même en français. Je pense que Belladone avait compris que
le règne de la terreur était révolu parce qu’il poussa un
soupir de désespoir et secoua la tête, la martingale lâche
sous le cou. Prenant les rênes en mains, je lui fis faire
demi-tour et nous nous dirigeâmes vers le chemin. Oskar
suivait sur Capitaine, enlevant des branches et feuilles de
sapin de sa bombe.
En un sens, maîtriser cet animal indocile était une
métaphore pour l’apprentissage de cette langue magnifique
au tempérament fort. Comme notre chevauchée, mon aventure linguistique avait commencé par un tangage désespéré sur le terrain épineux du français parlé et se caractérisait par un manque total de contrôle. Ça allait devenir plus clair. Alors que nous retournions vers le groupe, ma détermination crut. J’avais des brindilles dans les cheveux, je ne savais conjuguer que cinq verbes et parlais le français comme une vache espagnole, mais j’allais y arriver.
De retour à Paris je redoublai d’efforts. Je travaillai
mon accent, chantant les mots difficiles sous la douche et
les chantonnant en route vers l’école. J’étudiais chaque
après-midi et le soir après mes trois heures d’immersion.
Le soir Xanda me posait des questions de vocabulaire et je
continuais à chasser les Parisiens pour plus de pratique.
Peu à peu je réussis à suivre les directions sans tricher.
Je faisais les courses, allais aux musées, écoutais des
chansons et regardais la télévision en français. Je ne
parlais pas anglais, même avec les autres américains à
l’école. Je devins amie avec des non anglophones et, vers
la fin des cinq semaines, je bavardais en mauvais français
avec une foule éclectique d’étudiants d’Allemagne, du
Brésil et du Japon. A la maison, après le dîner je
demandais des pommes et non des pommes de terre.
J’avais hâte de montrer mes progrès aux Babineauxs. Je
revins en train à Jouy-en-Josas la fin de semaine suivante
et trouvai Robert Babineaux assis au salon, lisant son journal
en plissant les yeux, les épaules drapées dans la lumière
dorée fusant de la fenêtre derrière lui. Le salon était
plus une bibliothèque avec ses centaines de livres, son
plancher de chêne brillant et ses draperies d’un jaune
doux. Il y avait une volée d’oiseaux empaillés sur une
étagère, figés à jamais dans des poses voulues naturelles,
nous regardant de leurs yeux de verre lumineux. La bécasse
eut l’air surprise de me voir. Quand j’entrai dans la
pièce, monsieur Pichet ôta ses lunettes et fit un grand
sourire. Nous échangeâmes les nouvelles et aussitôt il nota
mes progrès. “Très bien” disait-il avec un sourire radieux
quand j’utilisais la forme grammaticale correcte dans une
phrase et passait sous silence mes continuelles et
nombreuses erreurs.
La maison de Jouy-en-Josas montrait des signes de
printemps. Les bourgeons enflaient sur les buissons et les
arbres, et le sol était plus mou. Ça allait être Pâques
deux semaines plus tard. Je fis le tour du jardin avec
madame Babineaux qui me montra les crocus commençant à émerger dans les parterres d’herbe. Le samedi monsieur Babineaux m’emmena à Versailles pour voir le Palais des Glaces et
autres endroits célèbres dont il me raconta l’histoire.
Puis nous vîmes le Hameau de la Reine et les Salons de la
Guerre et de la Paix. Il était enjoué et aimait parler mais
ne me poussa pas trop, Je pense qu’il savait que ma
compréhension était toujours limitée et il voulait que
j’aie un sentiment de réussite. Il prononçait tout avec
soin et, quand il se rendit compte que j’étais fatiguée, il
parla plus lentement avec des mots plus simples. Nous
contemplâmes notre image dans les hauts miroirs ornés du
palais, jetâmes des pierres dans le grand bassin du jardin
et fîmes des remarques sur la désillusion et l’infortune de
Marie Antoinette. Sans leçon spécifique, livre ou tableau,
il me donna un cours. J’avais l’impression que quelque
chose de précieux m’était transmis sans que je l’eusse
vraiment gagné, mais je suppose que c’est là la nature de
la gentillesse.
Ce soir là nous dînâmes avec madame Babineaux et Jeanne,
la cadette des filles. Jeanne était jeune et parlait vite
dans un français familier, ce qui fut un bon entraînement
pour moi. J’écoutai le récit animé de son voyage en train
en provenance de Paris, n’en comprenant que des bouts. Elle
avait rencontré un jeune survivant du cancer et s’était
sentie profondément émue par sa détermination. Des
rencontres de hasard pouvaient, selon elle, faire voir le
futur sous un angle nouveau et changer le cours de la vie.
En train, en bus ou au coin d’une rue, une conversation
accidentelle peut avoir un pouvoir transformationnel. Tout
en parlant, elle avait le regard vif, des gestes et
expressions passionnés et son débit était animé. Elle avait
raison bien sûr, on ne sait jamais quelle rencontre
changera notre vie pour toujours. Dans la chambre aux
volets de chêne, sous un plafond qui ressemblait au ciel,
je m’endormis cette nuit-là en y pensant.
Le reste du mois de mars s’écoula dans un kaléidoscope
de sorties, cours et conversations. Maintenant que je
pouvais communiquer, même imparfaitement, j’éprouvais le
sentiment étrange que le monde autour de moi était devenu
plus vaste. En un sens c’était vrai parce que j’y voyais
plus clair. Au lieu de dépenser toute mon énergie à de
simples tâches comme trouver les toilettes, dire ‘bonjour”
de manière appropriée, faire des courses à l’épicerie, je
pouvais poser des questions et comprendre les réponses.
C’était un progrès bienvenu car j’avais en vue une fin de
semaine importante chez les Babineaux. C’était Pâques et
toute la famille serait à Jouy-en-Josas pour célébrer la
fête. Cela voulait dire sept enfants adultes et leurs
conjoints de même qu’une troupe de petits-enfants excités
brandissant des paniers pour clore le carême avec le plus
de chocolat possible.
Le jour de Pâques le jardin de madame Babineaux fut
spectaculaire. Dans l’esprit du renouveau des crocus
violets et blancs avaient éclos sur le devant de la
pelouse, près des brins d’herbe nouvelle. Les forsythias
déferlaient en vagues jaunes autour des fenêtres de la
bibliothèque. Les arbres fruitiers avaient commencé leur
floraison de fleurs lavande, pêche et rose-pâle comme s’ils
savaient que c’était le moment d’une célébration. Les gens
étaient tout aussi festifs. Noeuds papillons, robes
apprêtées, canotiers et jupes fleuries. Tous étaient
fabuleux. J’étrennais quant à moi des escarpins de daim
mauve surmontés d’un noeud que j’avais achetés en solde la
semaine même à Paris. “Très Louis XIV” avait remarqué en
souriant monsieur Babineaux à leur vue. Il était à la tête
d’un large groupe d’enfants de moins de dix ans dont aucun
ne l’écoutait. Ils étaient occupés à se poursuivre dans le
jardin, jouant aux pirates et se battant en duel avec des
branches de forsythia, faisant occasionnellement la pause
pour demander (encore) quand la chasse aux oeufs allait
commencer. “Après la messe”, dit madame Babineaux d’un ton ferme.
La messe de Pâques était en latin. En ma qualité de
quaker je ne connaissais rien au déroulement de la grand
messe catholique et comprenais très peu à la liturgie
latine mais je trouvai une beauté spirituelle à cette
ancienne église que je n’oublierai jamais. J’étais assise
aux côtés de Jeanne qui murmurait discrètement en français
les consignes, quand me lever, m’asseoir et prier. Nous
étions assises dans un halo de lumière qui ruisselait des
panneaux de vitraux jusque dans les profondeurs froides de
l’église. Je me sentis fortement liée à l’histoire, aux
ancêtres qui avaient bâti ces bancs d’église et au pouvoir
divin qui se manifeste quand des gens se réunissent dans un
esprit de paix pour prier, quelle que soit la langue.
Quand la messe fut terminée, la fête commença. Nous
étions tous assis dans la salle à manger autour de la table
massive et monsieur Babineaux récita le bénédicité de sa voix
chaude et mélodieuse. Les enfants qui faisaient table à
part, mangèrent avec enthousiasme puis commencèrent à se
tortiller sur leur chaise, tentant vaillamment, mais en
vain, de contrôler leur excitation à propos de la chasse
aux oeufs qui allait avoir lieu. Enfin le repas fut fini et
madame Babineaux annonça le début de la chasse. Les enfants explosèrent de joie et se précipitèrent par la porte
principale dans la lumière de cet après-midi de printemps,
chacun tenant serré un gros panier. Ils se mirent à courir
dans le jardin, criant et s’exclamant chaque fois qu’ils
trouvaient, cachés dans les fourches des arbres, les
descentes de gouttières et parmi les crocus, à différentes
hauteurs pour que les petits pussent avoir leur part, des
oeufs, des bonbons et du chocolat.
A un moment, les beaux-fils en noeuds papillons
s’agitèrent, balançant d’une main un verre à punch de
l’autre un appareil photo trente-cinq millimètres. Nous
nous rassemblâmes pour la séance photos sur le perron de
l’entrée principale sous les cloches en papier qui tiennent
lieu de lapins de Pâques en France. J’ai toujours ces
photos, presque trente ans plus tard. Me voilà là, avec mes
escarpins Louis XIV en daim mauve au milieu des enfants
puis avec les femmes. Comme le fit alors remarquer monsieur
Babineaux, ce regroupement reflétait avec justesse mon
développement linguistique des sept dernières semaines: mes débuts comme enfant et mon niveau présent comme adulte. C’était un rite de passage et j’étais très fière d’être
incluse dans une photo avec les soeurs Babineauxs. Après la
prise de photos, elles bavardèrent avec moi, excitées que
nous pussions désormais avoir une vraie conversation, si
simple fût-elle. Comme leur père, elles passèrent sous
silence mes erreurs et se concentrèrent sur les progrès. De
la même façon que le monde me paraissait désormais plus
grand maintenant que je comprenais mieux, je pense que
j’étais devenue à leurs yeux quelqu’un capable d’exprimer
des idées, de raconter des histoires et d’être une amie.
Cette nuit-là, ma dernière dans la chambre au toit pentu
semblable au ciel, je rêvai pour la première fois en
français.
La veille de mon de vol de retour vers les Etats-Unis,
j’allai chez le fleuriste dans la rue où habitait Xanda et
achetai une claie de plantes en fleurs. J’en avais acheté
tant que je dus les ramener à l’appartement en deux voyages
et en faire un troisième pour le sac de terre. Après les
avoir montées sur les six étages en colimaçon, je les
plantai dans les jardinières de Xanda. Elles avaient l’air
très contentes dans leur nouvelle maison, éclatantes de
couleur et de vie dans le gris des toits d’ardoises. Quand
Xanda rentra, je lui fis fermer les yeux et la conduisis
vers les fenêtres à battants ouverts. Quand elle les
ouvrit, ses yeux se remplirent de surprise puis
s’embuèrent. “Tu vas me manquer”, dit-elle en me serrant
dans les bras, “d’autant plus” ajouta-t-elle que maintenant
je peux en fait te parler.”
Dans les années qui suivirent, je pensai souvent à mes
amis et mentors français. J’en revis certains lors de mon
retour en France, comme Xanda et les Babineauxs. D’autres,
comme madame Durand et les étudiants de ma classe,
continuent à vivre dans mes souvenirs, et, quand je regarde
à la ronde dans mon appartement, je vois des preuves
tangibles de l’influence de chacun. Là sur ma table basse
la boîte en bois gravée “gants”, achetée chez un antiquaire
un jour de pluie, avec Bernard. Les albums sur mes étagères
sont pleins de photos: mes camarades de classe, Xanda et
même le têtu Belladone. Mon ancien cahier de l’Alliance
Française est là aussi. Dans un tiroir de ma cuisine, il y
a le tablier fleuri que madame Babineaux m’a offert comme
cadeau de mariage. Avec mes étudiants aujourd’hui je
m’efforce d’être aussi patiente qu’elle ne l’a été avec
moi.
Je regarde souvent les oeuvres d’art que j’ai achetées
sous la gouverne de monsieur Babineaux. Il aimait faire les
brocantes et étudier les objets qui avaient une
signification historique. Nous avons passé nombre d’après-
midi dans les marchés aux puces, les salles des ventes et
les magasins d’antiquités. L’une de mes acquisitions est
une large peinture ancienne, un bouquet de fleurs de jardin
qui orne un mur de ma maison depuis vingt ans. J’entends
encore monsieur Babineaux m’expliquer qu’il s’agissait d’un
“modèle pour une tapisserie du dix-sept ou dix-huitième
siècle”. Sur cette peinture les fleurs sont disposées au
hasard et se chevauchent dans une confusion de couleurs.
Après mon retour aux Etats-Unis une encadreuse m’en avait
offert deux mille dollars, dix fois plus que ce que j’avais
payé. C’était une fortune pour moi, mais le tableau n’était
pas à vendre et ne le sera jamais. J’ai également acheté
une petite aquarelle du XIXe siècle représentant deux
couples bavardant debout sous un arbre dans une pâture. Ils
avaient l’air décontracté et heureux, comme s’ils étaient
complètement à l’aise ensemble. “Très fine” avait dit
monsieur Babineaux, approuvant l’aquarelle qu’il voyait.
Bien des cadeaux que j’ai reçus ne sont pas matériels.
Par exemple j’ai été capable de me faire des amis français
longtemps après mon passage à l’Alliance. Aux Etats-Unis
j’ai créé un groupe de conversation en français et
rencontré Hélène Lesage Arkush, diplômée de Lille en
Lettres Classiques et docteure en littérature comparée de
l’université de Montréal. Elle vivait aux Etats-Unis avec
son mari, l’historien David Arkush. Hélène est devenue
l’une de mes plus chères amies et c’est elle qui a traduit
pour moi ce texte. J’ai rencontré Corine et Peggy Toviekou
qui se sont occupées de moi comme des soeurs et m’ont
hébergée dans leur appartement parisien. Je me suis même
fait une fois un ami en nageant dans l’Atlantique lors d’un
entrainement pour le triathlon. Comme l’eau et la
gentillesse, l’habileté à communiquer coule de l’avant.
Je suis retournée en France nombre de fois, ai
chevauché des montures plus dociles que Belladone en
Camargue et sur les terres des célèbres châteaux de la
Loire. Après leur naissance, j’y ai emmené mes fils. La
dernière fois, c’est il y a plus de dix ans. Mon fils Jan,
alors âgé de douze ans, m’a accompagnée dans un voyage à
dos de cheval en Dordogne et nous avons fait un crochet
pour voir les Babineauxs sur la route de retour vers Paris.
Ils avaient vendu la maison de Jouy-en-Josas et rénové une
demeure de quatre cents ans dans le petit village de
Bouglainval près de Chartres. La maison ressemblait à une
esquisse avec son toit de chaume et son immense jardin
entouré d’un muret de pierre où madame Babineaux faisait
pousser des arbres fruitiers, des légumes et élevait des
lapins miniatures pour ses petits-enfants. Nous restâmes de
l’autre côté de la rue pavée, chez Bernard et Chantal. Des
roses cascadaient par dessus l’entrée, en fleurs juste à
temps pour notre arrivée.
Malheureusement monsieur Babineaux souffrait d’une
douleur à la colonne vertébrale qui avait nécessité une
intervention chirurgicale et exigé une longue rééducation.
Le jour où Jan et moi sommes arrivés à Bouglainval était
aussi son premier jour à la maison, après trois mois dans
une institution de soins spécialisés. A sa sortie de
voiture, il avait une canne. Il regarda alentours le
jardin, la maison, les petits lapins et le ciel clair, et
prit une longue inspiration. Puis il adressa un sourire
radieux à Jan. “Il est temps de sortir la Deux Chevaux”,
“la deudeuche”. Bernard et Chantal avaient l’air un peu
alarmé mais ils l’aidèrent à sortir la voiture. C’est ainsi
que, bien que la famille se souciât de son état frêle,
Robert Babineaux nous conduisit bientôt à travers la campagnefrançaise aussi vite que ne le permettait la Deux Chevaux. Heureusement pas très vite vu la puissance du moteur à peu près celle d’une tondeuse américaine. Mais c’était quand même amusant. Il ouvrit la capote et Jan se tint debout sur la banquette, faisant signe aux fermiers que nous
passions, le vent dans le visage, tel un pape en tournée. A
notre retour, il fut difficile de dire qui était le plus
heureux, Jan ou monsieur Babineaux. Même dans l’agonie d’une maladie sérieuse, sa priorité était quand même d’être un bon hôte et ça lui faisait plaisir de faire sentir aux
autres qu’ils étaient bienvenus.
En décembre dernier j’ai appris que Robert Babineaux était
décédé. Il avait quatre-vingt neuf ans. Il était entouré de
sa merveilleuse famille et probablement de quelques lapins
miniatures. Je suis fortunée d’avoir tant appris de lui sur
la joie de vivre. Cet inconditionnel de la famille était un
amateur d’art, de bonne nourriture, de vin et d’antiquités.
Il m’a aidée à sentir que j’avais quelque chose à ajouter à
chaque conversation, même quand mes contributions étaient
imparfaites. J’ai toujours, en compagnie de sa famille, eu
l’impression de faire partie d’une communauté, comme les
gens sous l’arbre de l’aquarelle.
A travers lui, j’ai appris que l’acte même de parler
est un don, ou tout au moins devrait l’être. Il semble
parfois que l‘art de communiquer s’est véritablement perdu,
victime des demandes insidieuses et égoïstes des média
sociaux et du pouvoir corrosif de l’opinion publique. Il
peut être difficile d’imaginer que la générosité va
subsister. Quand cette idée noire m’assaille, je me
souviens de monsieur Babineaux. Je me rappelle que les petites choses sont aussi infinies que les grandes et que le cadeau le plus important que l’on puisse faire à quelqu’un, c’est de lui témoigner de la gentillesse. Tel un cours d’eau ou
une bonne conversation, son pouvoir expansif permet de
toucher les autres.
Merci à tous.
Louisa Starr
Chicago, Illinois
17 juillet 2019.
traduction : H. Lesage